Domination culturelle et violences sexistes.

Publié le par Jean-Claude Pompougnac

« La société démocratique moderne m’apparaît, de fait, comme cette société où le pouvoir, la loi, la connaissance se trouvent mis à l’épreuve d’une indétermination radicale, société devenue théâtre d’une aventure immaîtrisable, telle que ce qui se voit institué n’est jamais établi, le connu reste miné par l’inconnu, le présent s’avère innommable, couvrant des temps sociaux multiples décalés les uns par rapport aux autres dans la simultanéité – ou bien nommables dans la seule fiction de l’avenir ; une aventure telle que la quête de l’identité ne se défait pas de l’expérience de la division. Il s’agit là par excellence de la société historique. »

Claude Lefort. L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, 1981, p. 174

#metoo Culture et politique, le blog de Jean-Claude Pompougnac

En régime médiatique  (et dans la société du spectacle), l'émotion est de mise. Mais, soumise aux impératifs du présentisme, elle est nécessairement éphémère.

Très tôt ce blog, La Cité des sens s’est consacré à désenchanter l’autoproclamé « monde la culture » et l’aura sacrée qui prétend délimiter un territoire à l’abri des brutalités de l’univers profane.

Il devrait aller de soi que « la » culture , comme on dit,  ne saurait cesser d’être un permanent renouvellement de l’exercice de penser afin de se déprendre des conventions sociales et des impensés culturels ?

 

 

Comme le temps passe !

Dans un billet du 9 janvier 2007, j'écrivais ceci :

Dans sa livraison de septembre 2006,  le magazine La Scène a publié un dossier « La Culture au masculin » à partir du rapport de Reine Prat : 

Mission EgalitéS. Pour une plus grande et meilleure visibilité des diverses composantes de la population française dans le secteur du spectacle vivant : pour l'égal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, aux lieux de décision, à la maîtrise de la représentation

A l’appui d’un article d’Anne Quentin, en encadré, un témoignage 

«malheureusement anonyme car il est impossible de dénoncer encore aujourd’hui (2007) les auteurs de telles pratiques qui bien entendu ne se laissent jamais aller à de tels propos publiquement ».

 

Lors d’une fête de fin de saison en Île-de-France, réunissant directeurs de lieux, compagnies et acteurs culturels, tous un verre à la main, l’occasion de se rencontrer, de prendre des contacts, de discuter. Je me retrouve nez à nez avec le directeur d’un CDN dans lequel j’ai travaillé deux mois auparavant. On se salue. Je lui fait part de mon intention de l’appeler à  la rentrée, pour prendre rendez-vous afin de lui parler de mon projet en cours (une pièce à moi que je veux monter). Il recule, gêné, me dit qu’il a beaucoup de dossiers à gérer. J’insiste un peu en lui disant que tout cela je le sais, mais que venant de travailler dans le lieu qu’il dirige (un lieu public) il me semble logique et légitime de lui demander ne serait-ce qu’un rendez-vous. La réponse arrive : « Je sais que tu as un beau cul mais je ne connais pas ton travail ». Ce qui s’est passé dans ma tête, dans mon corps, dans mon cœur à ce moment-là est difficile à décrire. Un coup de poignard. La honte aussi. Honte d’avoir été déshabillée sans l’avoir choisi, de voir mon cul, ni, posé sur la table, comme dit Genet – oui, les mots ont ce pouvoir-là, de faire exister les choses. Il y a la colère aussi et le chagrin. Je me souviens que mes mâchoires se sont serrées. J’ai répondu sèchement, une pauvre réponse raisonnable : "Eh bien justement, tu peux lire.Il y a une pièce et un dossier ? Au moins tu connaîtras mon travail ».
Choquée, je suis aussitôt allée voir les copains. Je leur raconte la scène, à chaud, de plus en plus outrée. Au-delà de ma blessure de femme, je répète : « C’est un directeur de lieu public qui parle comme cela à une artiste défendant son travail ». Les copains compatissent, sans plus. Beaucoup me disent : « ben oui, c’est bien connu dans le métier, on sait qu’il est comme ça, un peu libidineux ». Et la fête continue.
 
Ce témoignage sans appel m’a, comme on dit, interpellé. A cette époque, feu Arcadi que j’avais crée et que je dirigeais avait organisé une mega teuf dans ses locaux, hérités de Thécif et Ifob, passage Duhesme dans le 18 ème. Fut-ce le décor de cette scène honteuse, je ne saurai l’affirmer… ?
Aujourd’hui, 12 ans après, (hiver 2020) l’excellente revue Nectart décide d’offrir gracieusement un texte intitulé Sortir de la honte. "un article vérité sur l’omerta face aux agressions sexuelles dans le milieu culturel"
 

« Le viol et les agressions sexuelles n'épargnent pas, loin s'en faut, le monde culturel, encore largement gouverné, sur ces sujets, par la loi du silence. Se vivant et étant regardé comme hors du commun, celui-ci partage pourtant les visions les plus rétrogrades et destructrices qui circulent dans la société française. »

Ainsi est introduit l'article « Sortir de la honte », de Carole Thibaut, autrice, metteuse en scène et comédienne, dans le dernier numéro de NECTART. Fort bien documentée, son analyse pointilleuse s'appuie sur des témoignages et des données tangibles qui, au final, en font un texte constructif et salutaire pour que les pratiques puissent évoluer dans le monde du spectacle vivant, où l'omerta prédomine encore largement. Parce qu'il nous a semblé devoir être partagé par le plus grand nombre, nous avons décidé, avec son autorisation, de le mettre en accès libre sur notre site (lien ci-dessous). On ne saurait trop vous conseiller de le lire.


Lire l'article


 

Merci à Nectart… il est des « affaires » qu’il ne faut pas lâcher !

C’est pourquoi de nombreuses notes de ce blog ont été consacrées au sujet, regroupés dans la rubrique Questions de genre

On aura donc pu lire ici sous le titre :

Le vivant spectacle du sexisme ordinaire.

deux autres textes de Carole Thibaut sur les mêmes sujets : la prééminence des mâles dans les institutions et le fait que la violence masculine n'est pas soluble dans "l'artistique"


 

L’article de Carole Thibaut dans la dernière livraison de Nectart se termine ainsi :

"La question des inégalités, du genre, des violences sexistes et sexuelles représente cependant, paradoxalement, une chance formidable pour les arts et la culture, celle d’un nouvel exercice de la pensée.

Tant que notre milieu ne s’en emparera pas, il sera condamné à reproduire les mêmes façons de penser, d’imaginer, de créer, les mêmes fonctionnements ; les œuvres qu’il générera ne seront que des reproductions à l’infini des mêmes codes, dictés par les logiques de domination issues de structures sociétales d’un autre temps".

Que serait donc, en effet, une « culture » qui cesserait d’être un permanent renouvellement de l’exercice de penser ? Mais, à l’inverse, la reproduction à l’infini des mêmes codes, c’est aussi l’ordinaire des conventions, façons de voir, « bonnes » manières et autres lois du milieu.

 

On peut donc appliquer à ce qu’on nomme aujourd’hui « la culture » ce principe d’incertitude qui, selon Claude Lefort caractérise la démocratie :

« La société démocratique moderne m’apparaît, de fait, comme cette société où le pouvoir, la loi, la connaissance se trouvent mis à l’épreuve d’une indétermination radicale, société devenue théâtre d’une aventure immaîtrisable, telle que ce qui se voit institué n’est jamais établi, le connu reste miné par l’inconnu, le présent s’avère innommable, couvrant des temps sociaux multiples décalés les uns par rapport aux autres dans la simultanéité – ou bien nommables dans la seule fiction de l’avenir ; une aventure telle que la quête de l’identité ne se défait pas de l’expérience de la division. Il s’agit là par excellence de la société historique. »

 

Claude Lefort. L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Fayard, 1981, p. 174


 


 

 

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P
C'est pas faux
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J
Je pense que vous êtes d'accord avec moi, non ?