Les statues meurent aussi

Publié le par Jean-Claude Pompougnac

"Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l’histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l’art. Cette botanique de la mort, c’est ce que nous appelons la culture".

 

Tels sont les premiers mots du commentaire écrit par Chris Marker et lu par Jean Négroni du célèbre film d’Alain Resnais et Chris Marker, Les statues meurent aussi (1953).

 

Je poursuis le parcours entrepris dans les trois articles précédents sur les relations entre ce dont « la » culture est aujourd’hui devenue le nom et les questions relatives à l’identité, la diversité et la laïcité.

 

Il s’agit, contre les prétentions du « contemporain » et la maladie infantile du présentisme, de restituer les droits culturels dans leur dimension historique.

 

Avant de redonner à voir ce film qui constitue une balise majeure dans le processus de décolonisation des esprits, un pas de plus en arrière avec ces lignes écrites dix ans plus tôt par la visionnaire que fut la philosophe et militante Simone Weil.

 

Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé.

 

L’amour du passé n’a rien à voir avec une orientation politique réactionnaire. Comme toutes les activités humaines, la révolution puise toute sa sève dans une tradition. Marx l’a si bien senti qu’il a tenu à faire remonter cette tradition aux âges les plus lointains en faisant de la lutte des classes l’unique principe d’explication historique. Au début de ce siècle encore, peu de choses en Europe étaient plus près du Moyen Âge que le syndicalisme français, unique reflet chez nous de l’esprit des corporations. Les faibles restes de ce syndicalisme sont au nombre des étincelles sur lesquelles il est le plus urgent de souffler.

 

Depuis plusieurs siècles, les hommes de race blanche ont détruit du passé partout, stupidement, aveuglément, chez eux et hors de chez eux. Si à certains égards il y a eu néanmoins progrès véritable au cours de cette période, ce n’est pas à cause de cette rage, mais malgré elle, sous l’impulsion du peu de passé demeuré vivant.

Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd’hui, la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe. Il faut arrêter le déracinement terrible que produisent toujours les méthodes coloniales des Européens, même sous leurs formes les moins cruelles. 


 

Simone WeilL’enracinement (1943)

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A la demande du collectif Présence africaine les deux jeunes cinéastes que sont Alain Renais et Chris Marker entreprennent, en 1952-53, de faire un film sur l'art nègre. Le contexte est alors à la contestation de la colonisation sous la bannière de penseurs comme Cheikh Anta Diop, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Price Mars, Alioune Diop ou Frantz Fanon, Richard Wright et Jean-Paul Sartre. Le film qui en appelle avec une ironie mordante à une égalité sans compromis entre bancs et noirs, à la fin de la domination des premiers par les seconds, à la fin de la répression et montre les effets dévastateurs de la colonisation reçoit le Prix Jean Vigo en 1954. La commission de contrôle refuse au film son visa du fait du discours anticolonialiste explicitement véhiculé dans le documentaire. Au bout de 10 ans, une copie tronquée du film sort toutefois sur les écrans. Il aura précède de peu la conférence de Bandung qui réunit les représentants de pays pauvres et proclame leur volonté de se débarrasser du colonialisme mais, aussi, le premier congrès des écrivains noirs qui se déroule à la Sorbonne en 1956 et, dix ans plus tard, le premier festival des arts nègres à Dakar.

Les statues meurent aussi est une démonstration ironique et violente en cinq parties de la nécessité d'en finir avec la colonisation pour retrouver l'essence de la culture africaine et partager notre fraternité avec l'homme noir.

© Jean-Luc Lacuve le 7/10/2012

Accéder au texte intégral du film sur le site du Ciné club de Caen.

 

 

La Cité des sens, le blog de Jean-Claude Pompougnac

 

 

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