Culture : crise, changement de cap, passerelles et lignes de fuite.

Publié le par Jean-Claude Pompougnac

La Cité des sens, le blog de Jean-Claude Pompougnac

 

J’éprouve une certaine aversion pour l’expression »feuille de route » ; le mantra « territoires… territoires… » me semble en fort risque d’épuisement ; le thème du ou des communs(s) est équivoque à mes yeux (dans commun, il y a bien commun ou communisme mais aussi communauté ou communautarisme.)

Et pourtant… ce ne sont pas des raisons suffisantes pour ne pas lire avec attention le texte :

Pour une nouvelle feuille de route des politiques culturelles locales post-Covid19.

publié le 24 août dernier, sur le site de la revue Horizons publics sous la plume d’Emmanuel Pidoux directeur de la Culture de la ville de Colomiers (Haute-Garonne). 

 

Ce qui précède est passablement injuste et exagéré dans la mesure où, comme on va le lire, l’auteur rappelle, ce qui est franchement rare, que la notion de territoire est issue du « juis terrendi » : le « droit à terroriser ».

 

Quelques extraits pour inciter à découvrir cette intéressante contribution :

 

La crise du covid-19 a révélé les effets pervers d’un modèle de croissance infini dans un monde fini. Effets d’overbid (trop plein, excès, surenchère) dont ces politiques publiques ne sont pas épargnées : logique d’industries (culturelles et créatives), spéculation et loi du marché (de l’art, de la musique, des festivals, du cinéma), accélération et saturation de l’offre (surproduction), phénomènes de concurrence (compétition), impératif de profit et d’audience (fréquentation).

 

Si cette crise agit comme un révélateur et un accélérateur de changement, quelles seraient les évolutions souhaitables en matière de politiques culturelles locales ? À l’heure du renouvellement des mandats locaux (municipaux en 2020, départementaux et régionaux en 2021) et de l’écriture de nouveaux projets culturels de territoire, quelques “lignes de fuite” peuvent être tracées pour une nouvelle cartographie culturelle.

(…)

Un principe d’égalité par et dans la culture : faire “communs”

Après des décennies de démocratisation culturelle (centrées sur les œuvres) et de démocratie de la culture (centrées sur les artistes), une réconciliation doit s’opérer entre culture et social. Les services culturels doivent participer à leur façon à réduire les effets d’inégalités sociales, territoriales, économiques, symboliques et de genre[3]. Prendre acte des phénomènes d’assignation, de relégation, de disqualification d’une bonne partie de la population. Agir en conséquence en s’adressant à des “habitants captivés” plutôt qu’en ciblant des “publics captifs” ou pire “empêchés", en les reconnaissant comme co-auteurs de la vie culturelle et de la fabrique locale de “communs”[4]. Cela implique “d’acculturer la culture” pour la délester de certains habitus du quant-à-soi, des prestiges ou de fonctionnements pyramidaux. Sortir des cloisonnements entre “cultures légitimes” et cultures populaires. Devenir les artisans d’“interrelations avec les habitants” plutôt que des professionnels dépositaires des “relations avec les publics”. En d’autres termes : dresser des passerelles plutôt que des murs. Nourrir une ingéniosité de la relation.

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Une logique d’écosystème pour faire sens et faire lien

Un objectif : la coopération. Une valeur : la solidarité. Compétence partagée[5], la culture peut faire “assemblier” favorisant la mutualisation : de matériel, d’espaces de création, d’administration, de production ou de diffusion, de ressources humaines, de financements –horizontalement- entre acteurs du territoire (institutions, associations, artistes, entreprises) –verticalement- entre échelons territoriaux (Ville, EPCI, Département, Région). Cela suppose de faire “intelligence collective” et de supprimer les silos, réduire les hiérarchies, organiser conjointement pour faire “œuvre commune”. En ouvrant par exemple les institutions culturelles à la vitalité des acteurs indépendants.

Les Conseils des Territoires pour la Culture organisés désormais au niveau régional doivent participer de cette orchestration. Les futurs volets culturels des Contrats de Plan Etat-Région 2021-26 également. Au-delà des dispositifs et des conventions, un tel écosystème ne peut émerger qu’en s’appuyant sur des relations de confiance et de reconnaissance mutuelle.
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Une dynamique de rattachement pour réenchanter le territoire

La crise du Covid-19 a mis en exergue la relation d’interdépendance entre les êtres et la nécessité de “co-habiter” le monde[6]. La notion de territoire s’en trouve enrichie. Issue du “juis terrendi”, le “droit à terroriser”, il est intrinsèquement politique. Comme “espace vécu”[7], il peut être aussi l’objet d’un sentiment d’appartenance et d’un ancrage fondateur dans des paysages urbains ou naturels.

Ce “rattachement” à l’endroit que l’on habite peut être nourri par les actions culturelles des collectivités. Elles sont autant d’occasions de le réenchanter, de développer son potentiel d’habitabilité, de poétique[8] ou d’appropriation.

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Un principe de singularité pour reconnaître et soutenir la diversité des expressions et pratiques artistiques et citoyennes

 Valoriser la diversité des expressions et pratiques sur un territoire a un double intérêt :

  • pour les habitants, de reconnaître leurs droits culturels, «ensemble des références culturelles par lesquelles une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité »[9]. Ces droits apparaissent dans 3 lois de la République[10] et connaissent des mises en application variées.
     

  • pour les artistes ou les programmateurs/curateurs, d’affirmer leur liberté de création pour les uns, de programmation pour les autres[11]. Cela suppose d’éviter toute forme d’instrumentalisation des artistes. Eux inspirent à révéler l’invisible, à interroger la norme, à faire un pas de côté, à confronter, à traduire, à abstraire, à enchanter, à observer les écarts, à comprendre.

Révéler la singularité de ces voix, de ces expressions, de ces récits possibles et garantir leur réciprocité sont des étapes indispensables vers ce qui fait commun[12].

(…)

Pour une culture pionnière de “l’art du temps” plutôt que l’air du temps

La mise en pause du confinement (parfois délitement, coup d’arrêt ou parenthèse enchantée) a reposé avec force la question de notre rapport au temps. Quel enjeu? Probablement pour les lieux et projets culturels de proximité d’offrir un temps différent, étendu/détendu, extrait de “l’accélération du monde” décrite par Paul Virilio. Pour que chaque habitant-e et citoyen-ne puisse jouir d’un “droit au temps” qui favorise le repos, la concentration, la rêverie, l’ennui, l’oisiveté comme possibilité d’un imaginaire, la compréhension, l’apprentissage, la réflexion et une véritable et prioritaire “écologie de l’attention[14]. En d’autres termes, un nouveau “farniente” fertile.

Temps suspendu mais aussi temps durable. C’est ce long-termisme traversé de tous les aléas de notre monde contemporain, qui permet l’expérimentation, les erreurs, les progressions incrémentales, la sérendipité mais aussi une stabilité et une permanence. En d’autres termes, une nouvelle soutenabilité.

(…)

Les professionnels de la culture sont alors les co-opérateurs / “oeuvriers” de cet ensemble. Ils doivent être passeurs, supporteurs, accompagnateurs, impulseurs, négociateurs, médiateurs. Des “milieux de cordée” indispensables pour faire lien. Ils ne doivent pas faire à la place mais faire place : aux idées, besoins, envies, expressions, expériences des habitants et des acteurs locaux.

Avec les artistes libres guetteurs et éclaireurs du monde, ils peuvent alors tisser des projets culturels in situ et “à hauteur d’homme” (et de femme!) pour une véritable “vita vitalis” des territoires locaux, vie méritant d’être vécue. Plus simplement, un art de vivre ensemble, une convivialité, à distance sanitaire des effets pervers du marché, de la consommation ou des injonctions productivistes. Mieux, participant à mobiliser par le sensible les représentations, les pratiques, les consciences pour penser et engager collectivement des transformations locales concrètes face aux défis globaux.

 

[3] Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication, 2019

[4] Ressources partagées, gérées et protégées collectivement par une communauté qui garantit la possibilité et le droit d’un usage partagé

[5] Loi no 2015-991 du 7 août 2015 portant Nouvelle organisation territoriale de la République

[6] Abel O. (2020, avril), Habiter le monde. Esprit

[7] Ce “monde dans lequel nous vivons intuitivement”, le lebenswelt selon Husserl

[8] Bachelard, G. (1957). La poétique de l’espace. Paris: Presses universitaires de France

[9] Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, 2007

[10] Lois NOTRE (2015), LCAP (2016) et Loi relative à la Création du Centre national de la musique (2019)

[11] Loi n° 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine. Article 1 : “La création artistique est libre”. Article 2 : “La diffusion de la création artistique est libre”.

[12] Pierre Rosanvallon parle de “communalité”

[14] Citton, Y. (2014). Pour une écologie de l’attention. Paris : Seuil

 

 

© Emmanuel Pidoux Horizons publics

 

Lire l’article en intégralité

 

Emmanuel Pidoux est directeur de la Culture de la ville de Colomiers (Haute-Garonne). Titulaire d’un DESS de sociologie appliquée et d’un DEA en aménagement du territoire, “généraliste de la culture”, il défend depuis une vingtaine d'années une vision ouverte de la culture, connectée aux autres enjeux et politiques publiques (éducation, économie sociale et solidaire, écologie, urbanisme, tourisme, etc.). Intervenant dans les universités (Chargé de cours à l'Université Toulouse 1 Capitole), il anime régulièrement des formations ou ateliers en France et en Europe. Investi localement (réseau des Dac d’Occitanie), il est aussi engagé dans des réseaux et initiatives au niveau européen (Citizens Lab, Tandem Culture, Creative Europe Desks).

 

Il peut être instructif de rapprocher cette contribution de la synthèse « pré Covid19 » de ses travaux, publiée en juillet 2016 par l’Institut de coopération pour la culture :

Mieux faire culture, ensemble

 

 

 

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